La musique

Une figure éminente

Gustave Fayet vouait à la musique une passion profonde. Mais comme dans bien des domaines touchant à l’art, il explora l’univers musical de son époque avec un goût très sûr, allant du répertoire classique à l’avant-garde symboliste. L’homme en quête d’épanouissement artistique était à la fois mélomane, épris d’art lyrique wagnérien principalement et musicien lui-même adepte du répertoire pour piano. En digne disciple du maître de Bayreuth, il plaça très haut la musique dans sa quête d’art total, dont Fontfroide fut à la fois le foyer et l’œuvre accomplie.

Les fondateurs de la Chambre musicale
au clavier : Jules Milhau
de gauche à droite : Louis Paul – Louis Théveneau – Paul Borrel – Albert Viennet – Louis Rozier – Gustave Fayet – Adrien Asselineau ( ?) – Joseph Hüe

Un mécène

Gustave Fayet bénéficia de l’éducation raffinée de son milieu social où les arts tenaient une grande place. Un contexte familial propice lui offrit l’occasion de se former à la musique et d’apprendre à jouer du piano. Au-delà du cercle familial intime, c’est toute une élite fortunée qui se prit de passion pour l’animation culturelle de la ville, en particulier pour l’art musical et lyrique.
Déjà un théâtre municipal à l’italienne avait été édifié en 1844 sur le haut des Allées alors en cours d’haussmannisation. La ville de Riquet découvrit la tauromachie le 1er juin 1859 à l’occasion du deux cents cinquantième anniversaire de la naissance de son grand homme. Peu de temps après, en 1867, un cénacle de mélomanes créa la Lyre biterroise, plus tard reprise en mains et développée par le grand mécène biterrois Fernand Castelbon de Beauxhostes, riche viticulteur. Ce dernier lança en 1889 le projet ambitieux de créer dans sa ville des arènes dédiées à la tauromachie et à l’art lyrique, dont il finança en partie la construction achevée en 1899.

Gustave Fayet au piano

Gustave Fayet était alors l’autre grande figure culturelle de la ville. En 1899 il venait d’acquérir la collection Armand Cabrol et s’apprêtait à prendre la tête du Musée, alors qu’il présidait déjà la Société des Beaux-Arts chargée d’organiser le Salon de Béziers. Il créa antérieurement en 1894 la Chambre musicale avec cinq autres fondateurs dans le but d’organiser une saison de concerts où l’on entendrait à Béziers les œuvres de compositeurs tout juste adoubés par Paris. En effet, Paris dominait alors la scène musicale nationale. Les institutions de la capitale, opéra en tête, et les salons des mécènes privés avaient acquis un pouvoir prescripteur sur l’offre musicale nationale et internationale. L’élite parisienne entendait ainsi promouvoir un vivier d’artistes par l’insertion dans les multiples réseaux de diffusion dont les établissements culturels privés de province constituaient le jalon indispensable.

Béziers possédait donc le pendant musical de son salon de peinture où se produisaient les avant-gardes parisiennes. Toutefois il lui manquait un lieu pérenne près des Allées, centre névralgique de la vie sociale, économique et culturelle. En 1898 Fayet réunit avec un petit groupe de souscripteurs la somme nécessaire à l’acquisition d’un immeuble transformé en salle de spectacles et d’expositions près du théâtre, dans un quartier récemment urbanisé. Il devenait l’actionnaire majoritaire de la nouvelle société et entendait diriger le nouvel établissement. La “Salle Berlioz” fut inaugurée en 1900 peu de temps après les arènes. À cette époque, Béziers comptait une quinzaine de sociétés musicales.

Salle Berlioz – Béziers – 1900

La saison de la Salle Berlioz connut un grand succès par la qualité de sa programmation, allant de la musique de chambre aux symphonies, avec une grande place accordée aux œuvres imposantes de Wagner.

Toutefois, l’impulsion donnée par Fayet et ses adjoints prit fin en 1904 avec le départ du dynamique mécène, également exploitant de la salle et co-propriétaire. Depuis 1902 déjà il supportait mal la concurrence fortement médiatisée de la programmation des arènes où Castelbon attirait de Paris de grands interprètes lyriques et même le compositeur Camille Saint-Saëns pour des créations colossales… fortement rémunérées. La presse qualifiait même Béziers de “petit Bayreuth”, ce qui ne manquait pas d’exaspérer Fayet, lui qui avait fait le pèlerinage chez le maître. Il considérait comme une négation de son entreprise “d’assainissement artistique” l’engouement d’un public pour ces œuvres démesurées qu’il jugeait calamiteuses.

Il reprochait aux autorités municipales de soutenir l’entreprise de Castelbon et de refuser leur aide pour le maintien de la Salle Berlioz. Il constatait le même manque d’appétence de la Municipalité pour son action au Musée et à la Société des Beaux-Arts malgré ses succès. Était-il jugé trop élitiste et trop transgressif ? Il finit par démissionner de tous ses postes en 1904 et mit un terme à son action publique, se concentrant sur ses intérêts et le cercle d’amis artistes et amateurs qui le suivit dans l’aventure artistique et musicale à Fontfroide et à Bièvres. Toutefois il profita de ce séisme pour racheter à bas prix la Salle Berlioz aux autres copropriétaires par l’intermédiaire d’un prête-nom en 1906, la louer à des repreneurs pour finir par la revendre avec bénéfice en 1919.

Gustave Fayet (à droite) assiste à la répétition d’Héliogabale

de Déodat de Séverac dans les arènes de Béziers

Ses goûts

La sensibilité musicale de Fayet était dominée par Wagner et ses disciples. A partir de 1894, il entreprit de diffuser la musique classique et romantique avec la programmation de la Chambre musicale : Mendelssohn, Saint-Saëns, Haydn, Beethoven, Franck… Sa rencontre avec Wagner eut lieu à l’Opéra de Paris où il assista à la création française des Maîtres chanteurs en 1897. L’impact fut si fort qu’il décida de se rendre à Bayreuth la même année avec une escouade d’amis et de parents aussi séduits que lui par l’univers symbolique et antiacadémique du maître bavarois. Il y entendit la Tétralogie et Parsifal. A partir de cette date, Wagner fit son entrée dans la programmation de la Salle Berlioz comme dans la bibliothèque musicale de Fayet où il conservait des transcriptions pour piano de ses œuvres.

L’influence du symbolisme se fit sentir chez lui vers 1900 par la rencontre quasi simultanée de l’art de Gauguin et de l’œuvre comme de la personne de Redon. Peu à peu se constitua le noyau de musiciens fréquemment invités à Fontfroide à partir de 1908, qui se nommaient eux-mêmes les “Fontfroidiens”. Y figuraient Déodat de Séverac et Ricardo Vines, amis de Maurice Fabre, de Redon et de Monfreid, qui comptaient tant pour Fayet. Ce petit groupe se côtoyait à Paris. Ils allaient ensemble aux concerts, visitaient les expositions et fréquentaient les mêmes cercles symbolistes. L’été venu, ils se retrouvaient à Fontfroide chez Fayet pour des séjours où la musique tenait une bonne place, ainsi que les débats, les promenades, la découverte du pays.

Avec Séverac, Fayet partageait une grande admiration pour l’œuvre de Mistral, dans laquelle ils révéraient un humanisme régionaliste autant qu’universel. Fayet assista à la répétition générale et à la création d’Héliogabale aux arènes de Béziers en 1910. À partir de 1909, Ricardo Vines se joignit au groupe. Ce pianiste virtuose d’origine barcelonaise s’était spécialisé dans l’interprétation de l’avant-garde. Avec Séverac ils jouaient à Fontfroide des pièces au fort impact émotionnel d’Albéniz, Franck, Ravel, Debussy, Fauré, Borodine, Rimski-Korsakov, Granados, Schumann… Cependant l’artiste principal de ce cénacle était Richard Burgsthal, peintre et musicien spécialiste des œuvres de Wagner. Il ne pouvait y avoir meilleur artiste pour transcrire en peinture les impressions musicales wagnériennes, ni de meilleur connaisseur de l’iconographie de ce répertoire. Burgsthal avait épousé la cantatrice Rita Strohl compositrice d’opéras ésotériques nourris des traditions chrétienne, védique et celtique. Burgsthal peignait les décors scéniques et décora les murs d’un théâtre privé wagnérien qu’ils créèrent en 1911 pour un public choisi à Bièvres à côté de « La Verrerie des Sablons » : le “Théâtre de la Grange”. Il eut une existence éphémère soutenue financièrement par Fayet, propriétaire de la verrerie où Burgsthal créait les vitraux de Fontfroide.

Partition – Bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide (Aude)

Livre d’or de l’abbaye de Fontfroide (Aude)

Le théâtre de la Grange (Bièvres)

La musique dans les décors de Fontfroide

Fontfroide fut aménagée selon la doctrine de l’art total chère à Wagner, étendue à toute création par la théorie des correspondances des symbolistes, dans la perspective d’une harmonie universelle. Dans ce contexte, la musique concourait à l’expression d’une totalité où se mêlaient sacré et profane. Fontfroide fut un temple de cette doctrine, un lieu de création et d’interprétation d’œuvres musicales et picturales, mais aussi une œuvre en soi qui convoquait l’histoire, la littérature, la peinture, le vitrail, la musique, l’architecture, l’art des jardins, la décoration, en vue de sa réalisation.

La musique habite Fontfroide au travers du décor et d’un jeu de significations. L’ancien dortoir des moines fut aménagé en salle de musique décorée par Burgsthal selon la thématique de la musique sacrée et de la musique profane présente dans la Tétralogie, certains opéras de Berlioz et de Strohl. L’ancien réfectoire des moines reçut un décor peint à la colle sur toile par Burgsthal dans lequel il reprit les grands mythes dans une perspective musicale : Armide, Sémiramis, Hippolyte et Aricie, Tristan et Isolde, Akëdysseril, Parsifal. Ces œuvres réalisées entre 1912 et 1914 célèbrent l’amour maudit et l’amour rédempteur sur un mode féérique et dramatique.

La musique fut pour Gustave Fayet un objet de plaisir mais aussi l’instrument d’une recherche spirituelle qui guidait son esprit. Sa peinture privilégiait le paysage et le rêve. Elle traduisait l’enchantement qu’il éprouvait devant la nature, par laquelle sans doute il accédait à une dimension inconnue de sa conscience selon l’exemple « redonnien ». Avec la musique, il exprimait son ressenti face à l’amour humain, plutôt malheureux et envisagé parfois comme le moyen d’une rédemption. La douleur n’était jamais absente de son univers musical, alors qu’à l’inverse sa peinture se fondait sur une explosion chromatique, riche, riante et chaude. Fontfroide fut pétrie du syncrétisme entre ces deux arts. L’ancienne abbaye nous révèle peut-être la dualité de Fayet : derrière le chatoiement des couleurs apparaît un homme grave d’une profonde intériorité.

Par Lionel Rodrigez, Attaché de conservation du Patrimoine