Présentation détaillée

Gustave Fayet

Gustave Fayet fut un de ces êtres exceptionnels dont la destinée résumait toute une époque. Plus qu’un témoin, davantage qu’un acteur, il incarna la prospérité inégalée de la viticulture languedocienne dont Béziers, sa ville, était le centre. Le grand propriétaire terrien productiviste, l’homme d’affaires entreprenant, l’héritier avisé d’une fortune viticole considérable, traversa avec intelligence les convulsions du capitalisme industriel de la fin du XIXe siècle qui précipitèrent la Guerre et scellèrent le déclin de sa région. En digne représentant d’une époque de grande mobilité naissante, tant physique qu’intellectuelle, il concilia l’attachement à son terroir natal avec une curiosité sans cesse renouvelée pour l’universel. Du Languedoc il gagna Paris puis parcourut l’Europe et l’Algérie au gré de ses voyages d’affaires et de tourisme. La collection et la pratique des arts relevaient chez lui d’une quête de plénitude. Pour beaucoup de ses contemporains il fut un être complexe voire fantaisiste, jamais proscrit en raison de sa fortune. Pour les esprits éclairés et la postérité, il fut le plus grand collectionneur de Gauguin et de Redon, le promoteur de l’avant-garde de son temps, le restaurateur magnifique de l’abbaye de Fontfroide. Ses héritiers révèlent à présent la richesse de son œuvre artistique : céramique, dessin, aquarelle, peinture à l’huile, illustration, photographie, sont autant de disciplines dans lesquelles il exerça son talent d’artiste prolifique, adoptant tous les styles successifs dans une démarche d’art total wagnérien. En redécouvrant la production des tapis tirés de ses aquarelles, nous assistons à la naissance d’un décorateur à la sensibilité nabi qui entendait enfin vivre de son art. Gustave Fayet se comprend dès lors que l’on admet sa leçon : exprimer l’unité profonde de l’être par l’harmonie entre l’esprit, le regard, l’action.

Gustave Fayet - Site Officiel - Photo de profil
Gustave Fayet - Site Officiel - Portrait

Gustave Fayet par George-Daniel de Monfreid, huile sur toile

Un esprit universel

Une très grande vivacité d’esprit le caractérisait. Ses déplacements incessants en train, automobile, bateau, confinant à l’ubiquité nomade, n’en constituaient que l’aspect visible et concret. C’est avec une curiosité presque vorace qu’il embrassa le monde et explora les profondeurs de son âme.

Son éducation avait fait la part belle à la culture classique, aux beaux-arts et à l’érudition savante comme il était de rigueur dans la haute bourgeoisie, fût-elle provinciale. Cette culture élitiste trouvait en lui un écho particulièrement favorable, entretenu par ses père et oncle artistes voyageurs, membres actifs et bienfaiteurs des sociétés savantes de Béziers.

La présence de livres et d’œuvres d’art dans les demeures de son enfance, la fréquentation d’érudits amis de la famille et d’artistes, le goût virgilien pour la terre transmis par son père, l’imprégnation chrétienne d’une ville marquée par le renouveau catholique, stimulèrent son intérêt pour l’économie, la technique, l’art, la science, les spiritualités de l’humanité. Sa bibliothèque de Fontfroide témoigne dans son état actuel de l’éclectisme de ses vues.

Parvenu aux affaires à la mort de son père en 1899, il développa l’entreprise familiale avec un dynamisme sidérant, opposé à l’esprit de rente conservateur de la société contemporaine.

Il mit au point une stratégie viticole quantitative et moderne, appuyée sur les dernières innovations techniques en matière de culture et de vinification. Il contourna les crises de mévente des vins et la chute des cours en créant une société de distillation et de négoce grâce aux capacités de stockage des immenses chais de ses multiples propriétés et sa trésorerie abondante, faisant de lui un spéculateur jalousé… et très riche. Il s’adapta sans cesse avec ingéniosité, nécessité et opportunisme, pour affronter le moins mal possible les effets de la Guerre puis le retour des crises de surproduction d’après-Guerre. Il entra au capital d’une banque d’affaires fondée par son concitoyen biterrois Alix Julien afin de placer ses excédents de trésorerie et diversifier ses investissements. C’est très probablement par ce biais qu’il prit la vice-présidence d’une importante société minière du Val d’Aran très prometteuse, qui dut fermer à cause de la Guerre malgré son administration dynamique et modernisatrice. Son goût pour la création artistique s’allia avec sa capacité entrepreneuriale lorsqu’il créa une manufacture de tapis en plein Paris. Les productions tirées de ses aquarelles décoratives connurent un succès grandissant qui éclaira ses dernières années.

Malgré son activisme économique fébrile, il sut se ménager avec la liberté de sa position sociale des périodes nécessaires à la constitution de sa fabuleuse collection, à la création de son œuvre artistique, à la restauration de son patrimoine architectural, à l’entretien amoureux de ses demeures et jardins, à la décoration de ses intérieurs, à la fréquentation de la société des artistes, à la visite des salons et galeries, à la correspondance quasi quotidienne avec sa famille, à ses nombreux voyages. L’homme privé était doué d’une capacité d’empathie qui mettait en confiance ses interlocuteurs même s’il restait aux yeux de tous le maître respecté derrière l’ami, le père, le mécène ou plus encore l’employeur. Sa correspondance est remplie d’anecdotes amusantes, de moqueries cruelles bien senties, de caricatures spontanées et de chaleur communicative que d’aucuns considèrent comme la marque des Méridionaux. L’homme était un tourbillon. Au risque d’exaspérer ses contemporains, il multipliait les initiatives comme les sujets d’une conversation en apparence décousue mais tâchant toujours de retomber sur ses pattes. Peu de personnes comprirent la richesse de sa pensée, égarés sans doute par son universalité. Redon, Burgsthal, Suarès, levèrent chacun une part du mystère sans l’éclaircir totalement. Son épouse Madeleine marqua de sa forte personnalité leur œuvre commune sans qu’elle pût s’imposer complètement face à son démiurge de mari. Sans doute leur fille Yseult, son héritière spirituelle, sut le mieux percer son regard.

Un regard sensible

La formation de son regard s’exerça d’abord en famille. Ses père et oncle lui transmirent leur prédilection pour la peinture de paysage dans le goût de l’école de Barbizon, prenant pour sujet la nature méditerranéenne à laquelle Gustave resta toujours fidèle, de plus en plus subjugué par sa beauté sereine contemplée lors de séjours à Banyuls, à Villeneuve-lès-Avignon, sur la côte varoise, aux Baléares, en Sicile, en Vénétie.

L’homme sacrifia à la mode spiritualiste et ésotériste de son époque. Son ami Maurice Fabre collectionneur comme lui l’avait introduit dans les milieux occultistes parisiens où il rencontra Redon puis plus tard Burgsthal, artistes symbolistes. Wagner et son art total dominaient alors les esprits opposés au positivisme et au scientisme dominants. Fayet incarna la synthèse entre un esprit pratique à l’œuvre dans la gestion de ses biens et un monde intérieur sans cesse approfondi au contact d’une société de peintres, musiciens et écrivains qu’il réunissait à Fontfroide lors de séjours estivaux.

Dans ce lieu habité par l’Esprit, ses méditations et ses rêveries le poussèrent à explorer par l’art les notions de sacré et de profane déclinés dans l’amour, la musique, la nature, sur un mode poétique et mystique. Fontfroide était son manifeste symboliste, proclamé à travers un programme décoratif haut en couleur où domine la figure humble de saint François d’Assise. Fayet voyait en lui son modèle spirituel, celui qui parvenait à unifier dans son cœur d’homme un amour profond pour la Création autant que pour son Créateur.

La théologie franciscaine de la Création pourrait être considérée comme l’aboutissement de la recherche spirituelle de Fayet, depuis que Redon l’exhorta à exprimer toute la profondeur de son âme, transcendant les thématiques wagnériennes de célébration de la nature par le mythe et le rêve.

Gustave Fayet - Site Officiel - Photo de famille

Abbaye de Fontfroide, 1909.

De gauche à droite : Simone, Antoine, Yseult, Gustave et Léon Fayet, Odilon Redon

 

Depuis ses années de formation jusqu’aux dernières expériences de sa vie, l’évolution artistique de Gustave Fayet fut jalonnée de maîtres, de compagnons de création, d’amis spirituels : d’abord ses père et oncle qui lui donnèrent le goût de la nature, puis le collectionneur et occultiste Maurice Fabre qui lui fit rencontrer Redon.

Dans le même temps il rencontra le peintre et collectionneur George-Daniel de Monfreid qui l’initia à l’art de Gauguin, mais aussi le peintre, céramiste et caricaturiste biterrois Louis Paul qui le seconda au Musée de Béziers lorsqu’il en fut brièvement le conservateur bénévole. De même il travailla avec le peintre, dessinateur et pianiste symboliste Richard Burgsthal si étroitement lié à la restauration de Fontfroide.

Enfin il noua une forte amitié avec l’écrivain André Suarès qui partageait la même sensibilité artistique. Beaucoup d’autres ne peuvent être cités ici. Ces rencontres expliqueraient les changements de techniques et d’esthétiques dans son œuvre, en particulier le traitement de la couleur dans sa peinture de paysage, son sujet favori.

Fayet resta fidèle toute sa vie à ce thème traité principalement de trois manières : il chercha dans un premier temps à traduire les effets de la lumière selon une esthétique impressionniste, qu’il dépassa en soumettant le motif à la domination de la couleur sans rechercher l’illusion réaliste. Avec une grande mobilité d’esprit, il abolit simultanément tout usage de la couleur en réalisant des dessins à l’encre noire d’une grande puissance.

Gustave Fayet - Site Officiel - Photo assis à son bureau

Gustave Fayet à son bureau, devant sa collection de tableaux

Son art de la composition tenait beaucoup de l’estampe japonaise qu’il affectionnait particulièrement. Sa technique semble aussi héritée de l’apprentissage familial : ses nombreux voyages, ses déplacements incessants pour affaires, lui fournissaient autant d’occasions de couvrir ses carnets de dessins, de croquis, d’aquarelles pris sur le motif, plus tard développés en atelier. De la même manière, il consignait ses rêveries par l’aquarelle et le dessin avant leur évanouissement diurne.

Gustave Fayet est surtout connu pour son talent de collectionneur visionnaire et ses commandes d’œuvres symbolistes pour Fontfroide. Son goût pour la collection lui venait probablement de ses antécédents familiaux, mais il choqua ses contemporains biterrois lorsque parvenu aux affaires en 1899, son premier acte fut d’acquérir les œuvres modernes d’un collectionneur local.

Cet homme issu de la bourgeoisie viticole traditionnelle transgressa les valeurs de son milieu social en promouvant dans sa propre ville des artistes réprouvés, Gauguin principalement, et en donnant des spectacles musicaux où les répertoires wagnérien et symboliste tenaient une grande place. Las, Béziers fut rétive à la modernité que Fayet lui rapportait de ses séjours parisiens.

C’est donc dans son hôtel de la capitale que Fayet rassembla la plus exceptionnelle collection privée de Gauguin, portée à la vue de tous lors de la grande rétrospective de 1906. Fayet collectionna les noirs de Redon avec la même frénésie à partir de 1900. Il noua une amitié forte avec celui qu’il considérait comme un maître, et l’invita à se joindre au cercle d’artistes qu’il regroupait à Fontfroide.

Dans cette ancienne abbaye il mit en œuvre la doctrine wagnérienne de fusion des arts en mêlant avec talent musique, peinture, littérature, décoration. Il passa commande à Redon de trois panneaux majeurs pour la décoration de sa bibliothèque d’honnête homme éclectique. Il y conservait jalousement des ouvrages illustrés par Bonnard, Doré, Burgsthal.

Ce dernier est l’auteur principal des décors de Fontfroide. En authentique artiste wagnérien comme son commanditaire, Burgsthal puisa abondamment dans le répertoire du maître de Bayreuth pour décorer les salons de l’abbaye, et rétablit la sacralité de l’abbatiale en employant une riche iconographie chrétienne et eschatologique pour les vitraux.

Gustave Fayet - Site Officiel - Photo en train de peindre

Gustave Fayet en train de peindre

Une œuvre multiple

L’œuvre de Gustave Fayet peut se répartir en trois périodes bien marquées. Entre 1891 et 1902 il produisit essentiellement une peinture à l’huile impressionniste qui évolua vers des pastels synthétistes sous l’influence de Gauguin et Redon collectionnés avec ferveur à partir de 1900. Durant cette période il signa avec Louis Paul un ensemble de céramiques Art Nouveau à sujet végétal. Ce furent ses seules œuvres de collaboration. Entre 1902 et 1910 s’opéra la période d’incubation durant laquelle Fayet cessa de peindre pour se vouer à la collection et surtout à la restauration de Fontfroide. L’influence de Redon était à son apogée. Fayet médita ses incitations au dépassement, pleinement épanouies durant la période suivante. Il reprit en effet les pinceaux en 1910 et libéra une énergie créatrice d’une grande fécondité, interrompue seulement par sa mort en 1925. L’aquarelle et le dessin dominèrent cette dernière période. Il réalisa trois ensembles d’aquarelles très différents ayant pour sujets le paysage et le rêve. Il recourut à la technique de l’aquarelle sur buvard pour réaliser un cycle sur les montagnes aériennes, une série sur la lagune vénitienne, ainsi qu’un cycle d’aquarelles décoratives féériques non moins vaporeuses. Il opta au contraire pour une technique d’aquarelle sur papier aux traits noirs vigoureux et aux couleurs puissantes, choisis pour exprimer la force des paysages méditerranéens dans le cadre de compositions marquées par l’art de l’estampe japonaise. Le trait noir de son dessin traduit la même énergie lorsqu’il s’agissait de restituer les paysages méditerranéens aimés, qu’ils soient languedociens, provençaux, majorquins. Parfois Fayet utilisait la prise de vue photographique pour préparer ses compositions finales. Il puisa dans son imaginaire végétal et aquatique des formes nouvelles pour illustrer divers ouvrages, où son trait noir se fit plus délicat, plus poétique.

Sa fréquentation de Redon lui permit d’accéder à ce “centre mystérieux de la pensée” dont parlait Gauguin, cet espace intérieur où il découvrit un abîme de couleurs, faisant de lui un coloriste accompli comme son modèle. Il se mit à peindre non ce qu’il voyait, mais ce qu’il ressentait. Ses dernières aquarelles décoratives consacrèrent ainsi la domination de la couleur jusqu’à l’abstraction. Avec Burgsthal il adhéra à la doctrine de l’unité de l’œuvre, qui abolissait la frontière entre l’artiste et l’artisan. Son sens des affaires et sa sensibilité nabi trouvèrent à s’épanouir dans la production de tapis tirés de ses aquarelles décoratives, ultime aventure artistique et entrepreneuriale d’un homme enfin devenu un artiste aux yeux des autres.
Gustave Fayet était un être complexe habité par une âme d’artiste, qui cherchait l’expression de son être profond à travers la collection, la création artistique et la décoration. En dépit des apparences, il mena sa vie avec la cohérence d’une vision puissante, éclectique et sensible avec laquelle il appréhendait le monde. Héritier, entrepreneur viticole, entrepreneur industriel, collectionneur et commanditaire, artiste, décorateur, homme privé, Gustave Fayet dévoila ses multiples facettes au cours d’une vie riche mais épuisante pour lui-même et pour ses proches. Après sa mort, seule sa famille conserva son souvenir, la plupart de ses œuvres et les vestiges de sa collection. Un tel désamour s’explique par l’originalité de ce Languedocien de génie dans le paysage culturel et économique local. Nul n’est prophète en son pays. Ses héritiers nous font découvrir à présent la dimension exceptionnelle de celui qui fut un passeur, à la fois héritier et précurseur dans bien des domaines. Lui qui n’était pas avare de contrastes aimait la vie et ses plaisirs, mais réussit dans le silence et la contemplation de la nature à atteindre un point d’équilibre, d’ordre et d’harmonie qu’il réalisa dans un tableau vivant, le tableau de sa vie.

Gustave Fayet - Site Officiel - Photo en train de dessiner

Photographie de Gustave Fayet
en train de dessiner dans la nature (archives familiales).