Les tapis

L’affirmation d’un décorateur

La création de tapis tirés de ses aquarelles décoratives s’explique par la passion qu’il vouait à la décoration de ses demeures par ses œuvres, et celles qu’il commandait à des artistes aptes à transcrire son univers intérieur si riche. Après Fontfroide acquise en 1908 et Igny acheté en 1912, il établit sa villégiature à la villa Costebrune au Pradet près de Toulon fin 1920, qu’il décora de vastes paysages peints directement sur la tapisserie du grand salon et des chambres. Il y concrétisait sa conception d’inspiration wagnérienne et nabi d’art total, en accordant la domination du décor coloré sur le cadre de vie. Les habitants évoluaient ainsi dans une œuvre en trois dimensions, illustrant la thématique déjà traitée à Fontfroide du jardin et de la nature. Lorsqu’il se décida en 1919 à installer ses filles Simone et Yseult tout juste mariées dans ses propriétés, il accorda une grande importance à la qualité du confort moderne mais aussi à la décoration murale, que naturellement il réalisa pour elles.

Salon de la villa Costebrune

A La Dragonne il peignit des dessus de porte et des dessus de cheminée comme le fit son père en ce lieu et à Védilhan. Il réalisa également un triptyque à la détrempe sur papier peint marouflé d’inspiration japonisante, représentant un cerisier en fleur, thème cher à sa sensibilité contemplative.

Ses aquarelles décoratives peintes à partir de 1912 le firent remarquer de la maison Dumas-Barbedienne. Il vendit à cet éditeur certaines aquarelles à partir desquelles furent tirés du papier peint et du tissu d’ameublement dont Gustave Fayet tapissa ses fauteuils. Il réalisait alors l’idéal nabi de réinjection de l’art dans le quotidien. Le succès commercial l’incita à persévérer dans cette voie.

L’idée d’éditer des tapis était proche mais n’allait pas de soi pour autant. Fayet savait diriger des sociétés et placer son argent mais n’avait pas de compétence en matière de tissage. Il dut attendre l’opportunité de mobiliser le détenteur d’une technique, comme il le fit avec Louis Paul céramiste puis avec Burgsthal verrier.

Cette opportunité se présenta avec le retour après la guerre de son ami Fernand Dumas, mobilisé à Kairouan en Tunisie. Son épouse biterroise Thérèse de Crozals y appris des femmes musulmanes la technique du tapis ras tissé au point noué qu’elle ramena en Languedoc.

Placards peints par Gustave Fayet

Fauteuil, tissu
Gustave Fayet

La conjonction entre le renouveau des arts décoratifs, la pulsion créatrice et entrepreneuriale de Gustave Fayet alors en plein élan, et cette technique de tissage détenue par une amie convainquit Fayet de créer un atelier en plein Paris au 30 rue de la Dauphine.

Il finança l’opération et prit la direction artistique de l’entreprise. Fernand Dumas assurait la direction générale et son épouse la direction de la production. Dans un premier temps l’atelier effectua des réparations pour tapis, avant de lancer la production des créations à la main sur les huit métiers.

Gustave Fayet réalisait lui-même la mise au carreau de ses aquarelles décoratives sur des cartons, surmontant au prix de grands efforts la difficulté à transcrire en fils de laine toute leur complexité chromatique. Le premier tapis sortit de l’atelier en avril 1920.

Les qualités esthétiques
des tapis

Cette production est caractérisée par l’harmonie des compositions et des choix de couleurs, l’originalité des motifs et du mode expressif.
L’alliance des couleurs en contrastes audacieux est tempérée par les nuances des camaïeux, le flou vaporeux procuré par la technique de l’aquarelle sur buvard. Un subtil équilibre s’établit entre force et suavité, jaillissement et sérénité.

Tapis de Gustave Fayet

Tapis de Gustave Fayet

Les enroulements et touches de couleur s’épanouissent tantôt en arabesques avec souplesse et enlacement sensuel, tantôt en tourbillons, en vibrations et enchevêtrements qui confinent à la convulsion.

La diversité de ces effets de chromatisme et de mouvement décrit une large palette d’émotions dominées par un sentiment d’ordre, d’harmonie, de vie. L’ambiance musicale qui imprégnait Fontfroide où les aquarelles décoratives furent en grande partie créées semble avoir été saisie par certains critiques, qui reprirent l’analogie en qualifiant ses aquarelles d'”harmonies”, de “dissonances”, de “résonnances”, de “sonatines de couleurs”, de “mélodies plastiques”, parlant de “lyrisme”.

Les motifs étaient inspirés du monde végétal et marin. D’autres critiques admiratifs y décelèrent “le vivant cristal de l’infiniment petit”, des “évocations de la flore alpestre ou marine”, “des enlacements d’algues et de méduses”, “des nuages, pierres précieuses et émaux”, ou encore “des bêtes aquatiques avec leurs tentacules et leurs ventouses”.

Les tapis donnaient l’impression de flotter sur les eaux, au-dessus de hauts fonds peuplés d’une riche vie subaquatique. En effet, après les montagnes et le paysage, Fayet eut une prédilection pour la mer depuis ses séjours sur la côte varoise où il goûtait la douceur des tons des paysages azuréens.

Il serait possible de distinguer deux types de tapis selon la tendance à l’abstraction des aquarelles décoratives. Les aquarelles réalisées entre 1912 et 1920 s’affranchissent progressivement de la figuration et furent qualifiées de “pensées”.

En cela, Fayet dépassa Burgsthal dans la libération de la force expressive de la couleur à partir des formes florales et ornementales. Les aquarelles reviennent à des formes plus proches de la figuration lorsque Fayet ouvrit “La Dauphine” en 1920. La production de tapis porta sur les deux types d’aquarelles.

Aquarelle de Gustave Fayet

Le succès de l’entreprise

Les tapis originaux de “La Dauphine” séduisirent un public choisi dès les premières livraisons. Leurs réelles qualités esthétiques si bien saluées par la critique étaient servies par l’insertion de Fayet dans le milieu des riches collectionneurs et de la bourgeoisie auxquels il appartenait.

Comme toujours chez lui, l’art et les affaires n’étaient guère éloignés. La création de l’atelier lui offrait l’occasion de devenir entrepreneur en arts décoratifs après avoir été entrepreneur viticole, entrepreneur industriel et investisseur. Au passage, il avançait vers la reconnaissance de ses talents d’artiste, et accédait enfin au statut d’artiste vivant de son art comme Burgsthal son protégé depuis 1911, devenu grâce à lui créateur et restaurateur de vitraux recherché.

Le succès des tapis entraîna de nombreuses commandes très prometteuses. En juillet 1920 cinq tapis sortirent de l’atelier tandis que Fayet réalisait des maquettes pour des coussins destinés à être brodés en série. De grandes maisons parisiennes commercialisaient ses productions, comme “Le Printemps”, “Les Galeries Lafayette”, “Aux Trois Quartiers”, ainsi que des décorateurs et des ensembliers travaillant pour de riches clients.

Un mécène lui proposa même de financer l’ouverture d’un magasin indépendant mais Fayet refusa, avouant à sa femme sa difficulté à se séparer de ses productions qu’il destinait plutôt à ses demeures. En 1921 un client belge lui commanda quatre grands tapis ainsi qu’un paravent. Sa clientèle se diversifia : il gagnait le monde artistique avec la commande que lui fit la couturière Jeanne Lanvin pour son salon en 1924, mais aussi une clientèle plus éloignée avec une vente au maharadja de Lahore et une autre au gouverneur général d’Afrique.

Tapis de Gustave Fayet

Très rapidement Gustave Fayet initia un cycle d’expositions tenues à un rythme soutenu en raison des demandes d’institutions diverses, ce qui confortait opportunément la publicité pour son atelier. En décembre 1921 une exposition eut lieu au Musée Galliera, puis en février 1922 à la maison Durand-Ruel. En juin 1922 ce fut au tour du Salon de la Nationale sur le stand d’un ensemblier, en décembre 1922 il exposa au Salon d’Automne et en mai 1923 il accueillit le public directement dans l’atelier pour un vernissage où se pressèrent de nombreuses personnalités comme son ami Maillol ou des directeurs d’établissements au pouvoir prescripteur et créateurs de notoriété : le conservateur du musée du Luxembourg et le directeur de la Manufacture des Gobelins, Gustave Geffroy.

Ce dernier avait confié à Odilon Redon en 1908 la réalisation de cartons pour du tissu d’ameublement et une tapisserie. Gustave Fayet se plaçait une fois de plus dans les pas de son maître disparu en 1916. Le conservateur du Luxembourg acheta un tapis lors de cette exposition de 1923 à la grande satisfaction de son auteur.

En décembre 1924 il exposa quatre-vingts aquarelles décoratives à la Galerie Barbazanges, là où il fit la connaissance de Burgsthal vers 1910. Le collectionneur Kapferer lui acheta au cours du vernissage huit tapis destinés à orner la salle où il conservait sa collection de Redon. Gustave Fayet s’affermit encore en prêtant un tapis pour l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 qui établit les canons de l’Art Déco.

L’État fit l’acquisition d’un tapis, reconnaissance supplémentaire. L’association entre Fayet et Redon était si naturelle, qu’elle explique le projet mûri en mars 1925 par Louis Metman, directeur du Musée des Arts Décoratifs et Gustave Fayet lui-même, d’exposer vingt-six de ses tapis dans le hall de l’établissement.

Le projet se concrétisa un an plus tard, comme une reconnaissance posthume de l’œuvre de Gustave Fayet, disparu en septembre 1925. Par un heureux hasard, une rétrospective Redon se tenait en même temps dans le musée.

Par Lionel Rodrigez, Attaché de conservation du Patrimoine