Gustave Fayet collectionneur et commanditaire
La fortune que Gustave Fayet tira de la gestion de ses domaines hérités et acquis, son exceptionnel sens des affaires doublé d’un goût pour l’innovation trouvèrent à s’épanouir dans la collection d’œuvres d’art à laquelle il s’adonna avec la même passion et la même conscience qu’il mit dans la réalisation de ses propres créations. Ce passeur de génie fut à la fois l’héritier du goût éclectique de la haute bourgeoisie de la fin du XIXe siècle et un découvreur des talents de la plus grande modernité de la première décennie du XXe siècle. À partir de 1910 il se voua à une relation mystique avec l’art, entouré des œuvres commandées à Redon et Burgsthal pour Fontfroide.
Le salon de Gustave Fayet rue de Bellechasse à Paris
Le creuset biterrois ou
l’apprentissage d’un goût
Béziers à la fin du Second Empire était une ville en pleine effervescence culturelle. La fortune viticole qui devait tout à l’arrivée du chemin de fer en 1857 et plus encore au phylloxéra vingt ans plus tard, avait consolidé les patrimoines des familles nobles et bourgeoises qui ne résistaient plus à l’affichage ostentatoire de leur richesse par un fort mécénat culturel.
Cette élite créa et finança une multitude de cercles chargés de promouvoir le grand goût bourgeois et la culture savante : histoire, archéologie, beaux-arts, mais aussi musique, art lyrique, lettres, félibrige, tauromachie.
Gustave Fayet chez lui, dans l’hôtel Fayet rue du Capus à Béziers
Gustave Fayet naquit en 1865 dans ce climat propice aux arts qui devait beaucoup à sa famille. Son grand-père Jacques Azaïs avait fondé en 1834 la Société Archéologique de laquelle naquit en 1859 le Musée qu’il devait plus tard diriger. Son oncle Léon et son père Gabriel vécurent en frères artistes, maîtres de leur jeune élève à qui ils donnèrent le goût de la peinture de plein air tout en lui transmettant la formation académique qu’ils reçurent à Paris de Daubigny et en l’initiant au style de Monticelli, ami de Gabriel.
Sa formation fut complétée par la fréquentation avec son père des milieux parisiens, la visite des Salons officiels et des expositions universelles. C’est ainsi qu’il prit l’habitude de séjourner régulièrement dans la capitale, métropole de l’art officiel et de la modernité.
De Paris à Béziers, les échos de la modernité
Sa sensibilité nourrie de ses explorations parisiennes le poussa à acquérir en 1899 une partie de la collection moderne du négociant en vins Armand Cabrol en signe de double transgression, sociale et artistique : il s’affranchissait de l’emprise artistique de ses pairs avec une fortune bâtie sur les valeurs même de la Tradition ; il assumait pleinement sa passion inspiratrice pour l’avant-garde qui allait aiguiser son regard d’esthète et guider sa main d’artiste.
Une quarantaine de toiles et dessins de Renoir, Pissarro, Monet, Sisley, Monticelli et Seurat firent leur entrée à l’hôtel Fayet parmi les natures mortes, les paysages et les portraits peints par Léon et Gabriel. A Paris il renoua avec Maurice Fabre, de Gasparets dans l’Aude, camarade de l’école des Dominicains de Sorèze dans le Tarn.
Fabre collectionnait lui aussi l’art moderne, et s’adonnait à la mystique ésotérique alors en vogue. Il entretenait une amitié avec Odilon Redon figure éminente du symbolisme, autour de laquelle gravitait un cercle d’artistes que Fayet finit par fréquenter avec fascination et respect. Dans le même temps, Fayet se lia avec un autre Méridional de Paris, le peintre George-Daniel de Monfreid, originaire de Corneilla-de-Conflent dans les Pyrénées-Orientales.
Monfreid lui réserva le choc artistique de sa vie en lui dévoilant sa collection d’œuvres que Gauguin lui envoyait de Tahiti. Cette rencontre placée sous le signe du symbolisme résolut Fayet à collectionner les œuvres de ces deux artistes qu’il entendait promouvoir depuis le foyer culturel biterrois, où il menait selon ses termes “une œuvre d’assainissement artistique” contre vents et marées.
Gauguin, une révélation
En l’espace de six ans, Fayet réunit soixante-dix œuvres de l’artiste, avec lequel il entretint une correspondance pleine de sollicitude et d’admiration durant les trois dernières années de sa vie. En octobre 1900 il acheta chez Monfreid au bénéfice du peintre plongé dans le plus grand dénuement, Les deux Tahitiennes et Les trois Tahitiens.
La même année il succéda à Charles Labor à la tête du musée de Béziers, avec pour mission d’installer dans l’hôtel Fabrégat les collections données par la Société Archéologique où dominait la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles. Il dirigeait également la Société des Beaux-Arts orientée au contraire vers la promotion de l’art contemporain, en organisant avec Fabre la célèbre exposition de 1901 sensée rivaliser avec les salons parisiens les plus novateurs.
Quatre tableaux de Gauguin et sa statuette Oviri y furent exposés, à côté d’œuvres de Redon, Degas, Renoir, Cézanne, Pissarro, Rodin et Picasso pour la première fois exposé en France. Fayet y acquit la première épreuve en bronze de La Terre de Gauguin. Puis toujours en 1901, il passa commande à l’artiste de deux panneaux de bois sculptés qu’il intitula La Guerre et La Paix. Gauguin fut touché par ce geste de reconnaissance et d’amitié.
En guise d’attention, il lui adressa deux dessins double-face dédicacés. Après l’exposition de 1902 dédiée à Monticelli, Fayet comptait rendre hommage à Gauguin en 1903 mais le projet dut être reporté en raison de la crise viticole, et finalement n’eut jamais lieu du fait de la disparition de l’artiste. Pendant les deux années qui suivirent, Fayet multiplia les acquisitions en prenant soin d’équilibrer les périodes bretonne et tahitienne.
Son nouveau domicile parisien de la rue de Bellechasse devint à partir de 1905 le lieu de découverte de cette exceptionnelle collection privée pour tout ce que comptait Paris en amateurs, collectionneurs, écrivains, peintres, galeristes, journalistes. La rétrospective Gauguin du salon de 1906 offrit à Fayet une salle entière pour présenter sa collection, que découvrirent avec profit des artistes comme Matisse, Derain et Picasso.
Le christ jaune – Paul gauguin
Oviri – Paul gauguin
Odilon Redon devant sa toile « Le jour », dans la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide
Redon, le maître du regard
Un esprit aussi curieux que Fayet collectionnait d’autres artistes : Van Gogh, Cézanne, Bonnard, Matisse. Mais la rencontre du Pégase captif de Redon chez Maurice Fabre en 1900 déclencha chez lui la passion des Noirs. Sa nature chaleureuse l’engageait à entrer dans une relation amicale voire affective avec ses interlocuteurs, en particulier lorsqu’il s’agissait d’artistes qu’il admirait. Il visita souvent Redon et devint son ami, son collectionneur et mécène. Il suivit Redon dans son évolution vers la couleur, en plein accord avec sa sensibilité profonde largement exprimée dans la restauration de Fontfroide à Narbonne à partir de 1908. Redon fut parmi les premiers à fréquenter le cercle artistique animé par Gustave et Madeleine Fayet dans cette ancienne abbaye cistercienne transformée en lieu de création, de méditation et de paix.
Il lui commanda le décor de la bibliothèque en 1910 achevé en 1911. Sur la toile Le Jour, Redon reprit le thème du char d’Apollon, présent dans le décor de l’abbaye depuis que Fayet y installa en 1908 le groupe en terre cuite éponyme de Gossin Aîné provenant du château de Vaux-le-Vicomte. Redon plaça en pendant La Nuit, puis Le Silence au-dessus de la porte d’entrée. Ce décor à la détrempe marqua l’apogée de la collection Fayet, auprès de laquelle il vit passionnément sa quête artistique et spirituelle, dans un huis-clos intime où il rechercha la fusion entre les arts en authentique wagnérien. Dans cette bibliothèque constituée dans un esprit d’universalité, il aimait jouer au piano des airs de Schumann.
Richard Burgsthal – vitrail dans le dortoir des moines – Abbaye de Fontfroide
Richard Burgsthal,
le collaborateur idéal
Après Redon, Fayet trouva en Richard Burgsthal l’incarnation de l’idéalisme créateur d’expression symboliste, mystique et wagnérienne à qui il commanda la plupart des décors de Fontfroide de 1911 à 1925. En pleine empathie avec l’artiste, il exerça la direction artistique, déterminant le programme iconographique, choisissant les supports et les techniques. Il participait parfois au coulage du verre.
Burgsthal livra pour la salle de musique un ensemble d’aquarelles sur papier de Chine en guise de vitraux, remplacé pour partie ensuite par des vitraux de verre, ainsi que deux peintures murales La Musique sacrée et La Musique profane. Il recréa pour le parloir seize panneaux peints à la colle sur toile sur les thèmes de l’amour maudit et de l’amour rédempteur traités dans la littérature et l’art lyrique, wagnérien principalement.
Il dota de vitraux les trente-quatre ouvertures de l’abbatiale. Fayet et Burgsthal firent preuve du même dynamisme entrepreneurial lorsqu’ils décidèrent de fonder une verrerie d’art pour retrouver la qualité incomparable du vitrail du XIIIe siècle perdue depuis la fin du Moyen-Âge : “La Verrerie des Sablons” construite à Bièvres en 1912 sur la commune où résidait Redon, à deux pas du château d’Igny acquis par Fayet la même année.
Il finança les recherches pendant deux ans. Burgsthal s’inventa technicien et ingénieur, conçut lui-même ses fours, conformément à sa doctrine de l’unité de l’œuvre, rejetant la distinction entre artiste et artisan. Ils réussirent et réalisèrent les verrières entre 1914 et 1925, année de la mort de Fayet.
L’œuvre artistique de Fayet n’aurait pas été totalement accomplie s’il n’avait recherché l’unité entre sa pensée d’artiste, son regard de collectionneur, la commande par laquelle il laissait deviner sa présence discrète, et sa propre pulsion créatrice, sommet de l’expression de son être.
Gustave Fayet et sa fille Yseult, dans la bibliothèque du château d’Igny
Par Lionel Rodrigez, Attaché de conservation du Patrimoine